05/06/2020
Jacques Réda, L'incorrigible
Ha’ Penny Bridge
Tandis que le soleil descend, gros comme un gazomètre,
Rose comme un charbon qui s’embrase, mais sans chaleur,
Je me tiens sur la passerelle et je dois bien admettre
Que je le contemple à travers des larmes. La douleur
Aussi passera. Mais comment oublier la pâleur
De la fille un peu trop frisée et son regard, peut-être
(Elle renonce même à vendre une dernière fleur)
Le plus démuni de tous ceux où j’ai cru reconnaître
Un reflet sans espoir de ma propre misère. Et nous
Tous dans ces yeux incapables de larmes ; tous
Avec cette rose à la main, déjà presque flétrie,
Sidérés devant l’astre indifférent qui s’étouffe et
Sombre avec volupté dans le brouillard — ah, vacherie,
J’ai jeté la mienne dans l’eau morte de la Liffey.
Jacques Réda, L’incorrigible, Gallimard, 1995, p. 74.
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04/06/2020
Jacques Réda, L'adoption du système métrique
L’homme et le caillou
J’aime le bas d’ici : je ramasse un caillou
Quelconque. Il a déjà cinq cent millions d’années
Et survivra longtemps aux races condamnées —
À la nôtre. Partir ? Vous voulez qu’on aille où ?
Je tiens ce bout de rien dans ma main peu-de-chose.
Je le palpe, le flaire, en très lointain neveu
Des durs qui l’ont cogné pour en tirer du feu.
Mais il reste confit dans sa lourde ankylose.
Je le médite. Il se réchauffe. Je dirai,
Quand j’entendrai tonner : « Qu’as-tu fait pour ton proche ? »
— Seigneur, j’ai réchauffé cet orphelin de roche,
Quelque part dans un terrain vague. Mais juré :
C’est lui qui m’a jeté quand il a vu ma poche.
Jacques Réda, L’adoption du système métrique,
Gallimard, 2004, p. 97.
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16/09/2019
Jacques Réda, Derniers prénoms du vers
Arthur
(sursonnet)
Un dimanche, les mains dans les poches, ainsi
Que Cingria l’a vu d’un œil extra-lucide,
Rimbaud rôde à travers Charleville et décide
D’en finir avec tout : il a donné, merci.
Merde au vieux vers latin qui radote et s’oxyde.
Alexandrin n’est plus qu’un pesant proboscide :
Il va vous l’amputer de son pauvre souci
De comptable, et le faire danser, tant de ci
Que de là ; le pousser enfin au suicide.
Puis s’en ira, l’ouvrage fait, toujours ailleurs,
L’abandonnant aux soins d’horribles travailleurs
Désormais sans outil. C’était dans le programme
De la langue : trouver l’acteur assez puissant
Pour incarner le roi tragique d’un tel drame.
Arthur, c’était parfait. Il paya de son sang
Le Graal inaccessible au poète qui brame.
Jacques Réda, Derniers prénoms du vers, dans Catastrophes (revue en ligne), 11 septembre 2019.
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13/08/2019
Jacques Réda, Les ruines de Paris
Car finalement nous ne sommes, me confie ce livreur, que de passage et pour très peu de temps sur terre, mais trop de gens ont tendance à l’oublier Si bien que tout se déroule à l’envers de ce qui devrait être : partout la haine au lieu de l’amour. Tels sont les propos qu’il me tient dans une langue aussi difficile à reproduire que son accent : le parigot où sous la gouaille pointe une espèce de morgue. Nous en sommes arrivés là, d’ailleurs, je ne sais comment : parce que les feux de l’avenue de Suffren restent bloqués au rouge, et que cet embouteillage invite à la méditation. Lui je suppose qu’il livre, qu’il en infère de même pour moi : la grosse boîte qu’un sandau arrime derrière ma selle (et où je transporte en fait des lettres, des brouillons, des élastiques, des disques rares et coûteux de Sonny Clarke ou d’Eddie Costa), la casquette rabattue sur une face plutôt brutale, le k-way avec trois rayures blanches le long des bras. Et c’est vrai que d’une certaine manière on se ressemble, pas rien que par le vêtement. Mais je me borne à opiner sobrement de la tête, je ne risque pas un mot. Si je n’avais énoncé, moi, que le tiers de ce début d’évangile, aussitôt j’en suis sût il m’aurait traité de cureton. Cependant c’est à cela qu’il songe tandis qu’il patiente ou qu’il fonce, j’y pense aussi parfois. Ainsi donc un moment anonymes au coude à coude, dans le brassage hostile des moteurs, peut-être qu’on s’aime, qu’on se comprend. Mais enfin tout le carrefour se remet à clignoter orange : il rentre à fond dans le paquet, se faufile, me sème, puis, tout à coup, se retourne, et (appelons les choses par leur nom), se fend la tirelire, carrément.
Jacques Réda, Les Ruines de Paris, Gallimard, 1977, p. 60-61.
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24/03/2019
Jacques Réda, La Course
Juin 44
Maintenant que le fil se détend et s’embrouille
(Et la mémoire écrit avec un crayon blanc),
Je reviens en arrière à tâtons, rassemblant
Les divers rescapés de ma longue patrouille.
Je retrouve la porte aux craquements de rouille
Qui donnait sur le fleuve où je palpe le flanc
De ma barque ; j’entends ronfler un monoplan
Piper Club, et je vois éclater la citrouille
De la lune sur les jardins criblés d’obus.
Quelle étrange saison, favorable aux abus
Des vivants quand la mort rôdait sous les cerises.
Je ramais, je cueillais pour Janine en piqué
Blanc — tous ses mouvements étaient pleins de surprises
Dans l’ombre qu’à midi mitraillait en piqué
Le soleil.
Jacques Réda, La course, Nouvelles poésies itinérantes et familières,
Gallimard, 1999, p. 78.
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23/12/2018
Jacques Réda, L'herbe des talus
© Photo Héloïse Jouanard
Tombeau de mon livre
Livre après livre on a refermé le même tombeau.
Chaque œuvre a l’air ainsi d’une plus ou moins longue allée
Où la dalle discrète alterne avec le mausolée.
Et l’on dit, c’était moi, peut-être, ou bien : ce fut mon beau
Double infidèle et désormais absorbé dans le site,
Afin que de nouveau j’avance et, comme on ressuscite —
Lazare mal défait des bandelettes et dont l’œil
Encore épouvanté d’ombre cligne sous le soleil —
Je tâtonne parmi l’espace vrai vers la future
Ardeur d’être, pour me donner une autre sépulture.
Jusqu’à ce qu’enfin, mon dernier fantôme enseveli
Sous sa dernière page à la fois navrante et superbe,
Il ne reste rien dans l’allée où j’ai passé que l’herbe
Et sa phrase ininterrompue au vent qui la relit.
Jacques Réda, L’herbe des talus, Gallimard, 1984, p. 208.
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09/12/2017
Jacques Réda, Les ruines de Paris
(Le marché aux puces, Paris)
(…) Quand le courant, le gaz ni l’eau n’arriveront plus dans les étages, et qu’avec la vie rétablie sous des bâches, au ras du sol, le troc redeviendra la base naturelle du commerce ; quand les vents auront semé des arbres sur les terrasses des tours, et qu’on cédera le nickel soustrait aux épaves du Périphérique en échange des légumes provenant des emprises du Chemin de Fer. Même les quartiers aujourd’hui neufs ne seront plus qu’une foire, tous rendu à des foules peut-être dangereuses de Belleville à Passy. Je vois cela dans la convoitise encore sans vrai but des visages, dans ma propre obsession dominicale à roder par ici. Comme si j’apprenais à gagner ma future subsistance, par exemple au long de ce chemin, jonché de boîtes et de bouteilles et de clous sûrement récupérables, et qui m’aspire entre deux murs, commençant à m’intimider, ainsi de plus en plus étroit sous le ciel, lui, de plus en plus vaste, plein de mouvements échappés de ces fringues à plat sur le pavé.
Jacques Réda, Les Ruines de Paris, Gallimard, 1977, p. 110-111.
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15/01/2017
Jacques Réda, La Tourne
Pauvreté. L'homme assiste sa solitude.
Elle le lui rend bien. Ils partagent les œufs du soir,
Le litre jamais suffisant, un peu de fromage,
Et la femme paraît avec ses beaux yeux de divorce.
Alors l'autre que cherche-t-elle encore dans les placards,
N'ayant pas même une valise ni contre un mur
La jeune amitié des larmes ? — Te voilà vieille,
Inutile avec tes mains qui ne troublent pas la poussière.
Laisse. Renonce à la surface. Espère
En la profondeur toujours indécise, dans le malheur
Coupable contre un mur et qui te parle, un soir,
Croyant parler à soi comme quand vous étiez ensemble.
Jacques Réda, La Tourne, "Le Chemin", Gallimard, 1975, p. 59.
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23/06/2016
Jacques Réda, La course
Gitans à Montreuil
Dans les vergers à l’abandon qui dominent Montreuil
Les filles des Gitans fument près des roulottes
Sous des cordes à linge où sèchent leurs culottes,
Elles rôdent avec la grâce du chevreuil.
On n’ose jeter en passant qu’un rapide coup d’œil
Des vieilles à l’affut suspendent leurs parlotes
(Les hommes sont allés vendre des camelotes
Dans le grand déballage, en bas). Pourquoi ce deuil
Au fond de la lumière, alors qu’elle irradie,
Et dans l’air vif ce goût fade de maladie ?
Les filles des Gitans ont beau se déhancher,
L’espace fourbu gît sous ses propres décombres :
Cabanes à lapins, potagers à concombres
Sous la fumée inerte et sans feu d’un pêcher
Rose.
Jacques Réda, La Course, Gallimard, 1999, p. 46.
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26/12/2015
Jacques Réda, Recommandations aux promeneurs
Éloge de la pluie
Généralités
Ayant eu l’intention de traiter des divers types d’intempéries, il m’a semblé que la pluie les résumait suffisamment. Pour le plaisir que j’en escompte, il est préférable en effet de ne pas circuler sous d’abondantes chutes de neige ou par grands froids. Je ne suis pas anachronique au point d’ignorer ce qu’on appelle le ski de fond, par exemple, mais je crois comprendre qu’il s’agit d’une distraction athlétique peu dans mes goûts. Et je ne saurais puiser que dans le trésor de mon expérience. Enhardi par la précocité fallacieuse de certains printemps, il m’est bien arrivé de me lancer à l’étourdie sur des routes ronflantes comme des meules à aiguiser la bise et d’y perdre l’équilibre dans des combes laquées par le verglas. C’est une situation désagréable quand la fierté s’en mêle et qu’on refuse d’abandonner. Mais je ne veux pas aller spontanément au devant d’une défaite rendue fatale par le climat. La seule perturbation atmosphérique qui légitime la fuite (et rien ne prouve, souvent au contraire, qu’elle soir une garantie de salut), c’est l’orage, à propos de quoi il faut se retenir de donner le moindre conseil, il n’en est pas d’indiscutables. Sous une apparence de logique qui le fait monter, éclater, passer, s’éloigner dans le meilleur des cas (parce qu’il n’est pas rare qu’il tourne en rond ou qu’il s’installe), l’orage réalise une somme de caprices trop imprévisibles pour qu’on se flatte de le conjurer. [...]
Jacques Réda, Recommandations aux promeneurs, Gallimard, 1988, p 43-44.
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18/11/2014
Jacques Réda, La nébuleuse du songe, suivi de Voies de contournement
J'étais là. Je voyais se former les chimères
Du futur, comme si je les avais déjà
Vues s'accomplir avant que ne se dégageât
L'intention blottie au cœur glacé du vide.
Enfin elle s'échauffe, et l'excès du torride
Sur sa flamme la tord, la pousse à s'arracher
Aussi loin que possible enfin de ce bûcher
Fondu dans un bouillon de lave — et qu'en bondissent
Des grumeaux de charbon ardent qui refroidissent
Peu à peu sous le vent presque aussi violent
De leur course dont rien ne cassera l'élan.
Sinon (comme un troupeau dans des friches fleuries
Propices au repos, s'attarde en flâneries
Et succombe au besoin grégaire des moutons)
Le tournis planétaire, où d'abord à tâtons,
Sous un soleil encore embarbouillé d'éclipses,
La vie a démêlé ses premières éclipses
Dans la confusion du cosmique rugby.
Jacques Réda, La nébuleuse du songe, suivi de Voies de
contournement (La Physique amusante III), Gallimard,
2014, p. 61.
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17/09/2014
Jacques Réda, La Course
Fallait-il qu'on s'embête à crever le dimanche
Pour aller à l'Escale à sept heures du soir
Boire un, deux martinis au gin et sans pouvoir
Jamais s'en payer un troisième. Je me penche
De nouveau sur ce tabouret du bar étanche
Où le pluie et le vent, l'air de plus en plus noir
Venaient pourtant rôder jusque vers le comptoir
Anticipant déjà leur facile revanche.
On rentrait en effet par la route, au plus droit,
Sous les arbres saisis de fureur ou d'effroi
Entre les pavillons aux louches lueurs d'huile
Et les potagers fous écorchés par l'hiver.
Sans rien dire, en songeant que vivre est une tuile
Qu'il eût fallu casser d'un coup de revolver.
Jacques Réda, La Course, Gallimard, 1999, p. 85.
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21/07/2014
Jacques Réda, Les Ruines de Paris
Car finalement nous ne sommes, me confie ce livreur, que de passage et pour très peu de temps sur terre, mais trop de gens ont tendance à l’oublier Si bien que tout se déroule à l’envers de ce qui devrait être : partout la haine au lieu de l’amour. Tels sont les propos qu’il me tient dans une langue aussi difficile à reproduire que son accent : le parigot où sous la gouaille pointe une espèce de morgue. Nous en sommes arrivés là, d’ailleurs, je ne sais comment : parce que les feux de l’avenue de Suffren restent bloqués au rouge, et que cet embouteillage invite à la méditation. Lui je suppose qu’il livre, qu’il en infère de même pour moi : la grosse boîte qu’un sandau arrime derrière ma selle (et où je transporte en fait des lettres, des brouillons, des élastiques, des disques rares et coûteux de Sonny Clarke ou d’Eddie Costa), la casquette rabattue sur une face plutôt brutale, le k-way avec trois rayures blanches le long des bras. Et c’est vrai que d’une certaine manière on se ressemble, pas rien que par le vêtement. Mais je me borne à opiner sobrement de la tête, je ne risque pas un mot. Si je n’avais énoncé, moi, que le tiers de ce début d’évangile, aussitôt j’en suis sût il m’aurait traité de cureton. Cependant c’est à cela qu’il songe tandis qu’il patiente ou qu’il fonce, j’y pense aussi parfois. Ainsi donc un moment anonymes au coude à coude, dans le brassage hostile des moteurs, peut-être qu’on s’aime, qu’on se comprend. Mais enfin tout le carrefour se remet à clignoter orange : il rentre à fond dans le paquet, se faufile, me sème, puis, tout à coup, se retourne, et (appelons les choses par leur nom), se fend la tirelire, carrément.
Jacques Réda, Les Ruines de Paris, Gallimard, 1977, p. 60-61.
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04/03/2014
Jean Grosjean (1912-2006), Une voix, un regard
Nos pas se posent...
Nos pas se posent
sur les pierres qui dorment dans le sol
sur les cheminements des fourmis
Que de paroles dans notre tête
leur danse et l'arrière-goût
de toutes les choses entendues
Mais pas de langage à la bouche
Nos pas seuls
leurs crissements sur les brindilles
leur poussière
Jean Grosjean, Une voix, un regard, textes retrouvés 1947-2004, édition de Jacques Réda, préface de J.M.G. Le Clézio, Gallimard, 2012, p. 99.
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17/02/2014
Guy Goffette, Un manteau de fortune (2)
Psaumes pour le temps qui me dure d'être sans toi
Le jour est si fragile à la corne du bois
que je ne sais plus où ni comment ce matin
poser mes yeux, ma voix, poser ce corps d'argile
si drôlement qui craque à la croisée des ombres.
J'ai peur soudain, oui, peur de n'être que cela :
une poignée de terre qu'un souffle obscur à l'aube
tient dans sa paume, et qu'il ne s'épuise d'un coup
et me laisse tomber dans la poursuite du temps,
comme ces fruits qu'aucune bouche n'a touchés
et qui roulent sans fin dans la nuit des famines.
Seigneur, si vous êtes ce souffle obscur et si
fragile à la corne du bois, et si je suis
ce corps, resserrez votre paume, resserrez)la.
Aux marges
Il reste deux ou trois choses
à dire sous le ciel, deux
ou trois seulement par quoi
les poètes comme les chevaux
les chiens perdus, les lisières
se reconnaissent — c'est un
creux, une ride, une veilleuse
dans la nuit de l'œil _ deux
ou trois choses à peine
qu'on peut entendre et qui
nous tiennent comme l'ét
dans la langue d'avril
à la merci des marges.
Guy Goffette, Un manteau de fortune, suivi de L'adieu aux lisières et de Tombeau du Capricorne, Préface de Jacques Réda, Poésie/Gallimard, 2014, p. 159, 192.
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